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Rainer Maria Rilke : Notes sur la mélodie des choses

7 Août 2018 , Rédigé par Sophie Lagal Publié dans #Les Autres-Miroirs et moi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


III

Cela me vient en observant ceci : que nous en sommes encore à peindre les hommes
sur fond d'or, comme les tout premiers primitifs. Ils se tiennent devant de l'indéterminé.
Parfois de l'or, parfois du gris. Dans la lumière parfois, et souvent avec, derrière eux une
insondable obscurité.

 

IV

Cela se comprend. Pour distinguer les hommes, il a fallu les isoler. Mais après une longue
expérience il est juste de remettre en rapport les contemplations isolées, et d'accompagner
d'un regard parvenu à maturité leurs gestes plus amples.

 

VII

Et il y a bien aussi des instants où un homme devant toi se détache calme et clair sur fond 
de sa splendeur. Ce sont des fêtes rares, que tu n'oublies jamais. Cet homme, désormais, tu
l'aimes. C'est-à-dire tu t'appliques, de tes mains tendres, à copier les contours de sa personnalité
telle que tu l'as perçue à cette heure.

 

XI

Et l'art n'a rien fait sinon nous montrer le trouble dans lequel nous sommes la plupart du temps.
Il nous a inquiétés, au lieu de nous rendre silencieux et calmes. Il a prouvé que nous vivons chacun sur son île ; seulement les îles ne sont pas assez distantes pour qu'on y vive solitaire et
tranquille. L'un peut déranger l'autre, ou l'effrayer, ou le pourchasser avec un javelot -- seule-
-ment personne ne peut aider personne.

 

XVI

Que ce soit le chant d'une lampe ou bien la voix de la tempête, que ce soit le souffle du soir ou 
le gémissement de la mer, qui t'environne -- toujours veille derrière toi une ample mélodie, 
tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n'a sa place que de temps à autre. Savoir à quel 
moment c'est à toi d'attaquer, 
voilà le secret de ta solitude : tout comme l'art du vrai commerce
c'est : de la hauteur des mots se laisser choir dans la mélodie une et commune.

 

XVIII

Nous sommes en avant tout à fait comme cela. De bénisseuses nostalgies. C'est au loin, dans
des arrières-plans éclatants, qu'ont lieu nos épanouissements. C'est là que sont mouvement
et volonté. C'est là que se situent les histoires dont nous sommes des titres obscurs. C'est là
qu'ont lieu nos accords, nos adieux, consolation et deuil. C'est là que nous sommes, alors qu'au
premier plan nous allons et venons.

 

XIX

Souviens-toi de gens que tu as trouvés rassemblés sans qu'ils aient encore partagé une heure.
Par exemple des parents qui se rencontrent dans la chambre mortuaire d'un être vraiment cher.
Chacun, à ce moment-là, vit plongé dans son souvenir à lui. Leurs mots se croisent en s'ignorant.
Leurs mains se ratent dans le désarroi premier. -- Jusqu'à ce que derrière eux s'étale la douleur.
Ils s'asseyent, inclinent le front et se taisent. Sur eux bruit comme une forêt. Et ils sont proches
l'un de l'autre comme jamais.

 

XXII

À cette fin, il faut avoir distingué les deux éléments de la mélodie de la vie dans leur forme 
primitive ; il faut décortiquer le tumulte grondant de la mer et en extraire le rythme du bruit
des vagues, et avoir, de l'embrouillamini de la conversation quotidienne, démêlé la ligne vi-
-vante qui porte les autres. Il faut disposer côte à côte les couleurs pures pour apprendre à connaître leurs contrastes et leurs affinités. 
Il faut avoir oublié le beaucoup, pour l'amour de l'important.

 

XXXVI

Car c'est presque de l'importance d'une religion d'avoir compris ça : qu'une fois qu'on a découvert la mélodie de l'arrière-plan, on n'est plus indécis dans ses mots ni obscur dans
ses décisions. C'est une certitude tranquille née de la simple conviction de faire partie d'une mélodie, donc de posséder de plein droit  une place déterminée et d'avoir une tâche déterminée au sein d'une vaste oeuvre où le plus infime vaut exactement le plus grand. 
Ne pas être en surnombre est la condition première de l'épanouissement conscient et paisible.

 

 

XXXIX

Et nous sommes comme des fruits. Nous pendons haut à des branches étrangement tortueuses
et nous endurons bien des vents. Ce qui est à nous, c'est notre maturité, notre douceur et notre beauté. Mais la force pour ça coule dans un seul tronc depuis une racine qui s'est propagée 
jusqu'à couvrir des mondes en nous tous. Et si nous voulons témoigner en faveur de cette force,
nous devons l'utiliser chacun dans le sens de sa plus grande solitude. Plus il y a  de solitaires,
plus solennelle, émouvante et puissante est leur communauté.

 

 

Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses
Éditions Allia
Septembre 2017





 

 

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S
Merci pour ce partage des pensées de Rilke. Je t'avoue ne pas avoir eu l'occasion de lire ces "Notes sur la mélodie des choses". En tout cas, je reconnais bien là le ton si particulièrement juste et dépouillé du grand Rilke.
Répondre
S
Je suis heureuse que ces quelques notes puissent faire écho en chacun de nous.<br /> C'est un petit livre très précieux.