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Gilles Plazy, Chloé Bressan : La poésie, la tarte aux pommes et le topinambour de saint Augustin (page 7 à 134)

8 Juillet 2018 , Rédigé par Sophie Lagal Publié dans #Les Autres-Miroirs et moi

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Gilles, 14 Décembre, 14h32.

C'est étrange, n'est-ce pas ? d'être ainsi préoccupé par sa langue quand la plupart causent sans se
poser de question. Mais c'est un questionnement essentiel puisque c'est par elle que nous avons été d'abord conditionnés (formés, dirons-nous, pour ne pas être négatifs). Langue maternelle avant d'être paternelle -- et langue qu'il faut faire sienne, la sondant, l'écoutant attentivement, la travaillant, pour être soi-même. La langue, ce sont nos racines. Nous croyons parler une langue et c'est la langue qui nous parle.
     Et qu'est-ce qu'un écrivain, (non un causeur) sinon quelqu'un qui s'efforce de dire dans sa langue sa propre parole ? Donc de parler "autrement", ainsi que tu le dis justement à propos des langues étrangères. Oui, la langue d'origine est en nous, dans notre corps, racines incorporées qui nous lient. Oui, cette langue s'acharne sur nous, nous retient, tel un labyrinthe qui nous oblige à nous inventer des ailes pour nous enfuir. À cela près qu'on ne s'enfuit pas de sa langue, qu'elle n'en finit pas de nous coller à la langue, même si nous sommes polyglottes.
     Oui, acquérir une autre langue, c'est "s'oublier", se faire autre, parler une parole autre, mais aussi s'ouvrir à un autre monde, une autre parole, une autre pensée. C'est aller voir ailleurs, loin de papa-maman. On n'en verra ensuite que mieux sa propre langue, sachant la comparer, la regarder avec un peu de distance. Enfant prodigue, mais plus libre. Sachant mieux, peut-être, habiter sa propre langue. Cela est initiation : se perdre pour se trouver... Une image me vient : pour bien marcher il faut que ce soit notre pied qui fasse la chaussure, non le contraire.

 

Page 34-35

 

Gilles, 10 janvier, 17h52.

Où est la poésie ? Que peut-elle ? Où suis-je ? Où puis-je être, en poésie (si je puis y être quelque part) ?
Cette question de la poésie n'est pas qu'une question littéraire. C'est une question vitale, question de parole, de souffle, de rapport à la langue, au monde, à soi-même.
J'ai allumé la radio, dans la nuit, et j'ai entendu la voix de Bernard Noël disant comment il avait été bouleversé pendant la guerre d'Algérie par le fait que la langue qui servait à la littérature était aussi celle des bourreaux. Paul Celan, poète majeur du XX siècle, avait éprouvé la même chose, encore plus violemment pendant la Seconde Guerre mondiale. Écrire en poésie, sérieusement, ce ne peut être que tenter de redonner à la langue sa force dévoyée par le mauvais usage qui en est fait, sans cesse la violentant. Et Alain Veinstein, l'interviewer nocturne, parlant d'une soirée consacrée à la censure à la Maison de la Poésie, je me suis demandé si la plus sournoise censure à laquelle nous avons à faire n'est pas l'auto-censure.
    Maintenant, je mangerais bien, pour me remettre de ce long discours, une part de la belle tarte aux pommes que j'ai reluquée, hier.

 

Page 38-39

 

Chloé, 2 février, 13h25.

Je me pose la question : l'ordre des mots tel qu'il se présente à l'esprit n'est-il pas celui-là qu'il faut garder car émergeant tout droit des profondeurs en échappant au rouleau compresseur (ou rouleau pâtissier) de la réflexion ?  Encore une fois je pose en dualité la réflexion et l'instinct, et peut-être qu'il ne faut pas. La preuve en est qu'un jet instinctif revu par un jet réfléchi aboutit à une amélioration...
    Qu'est un poème qui admet plusieurs interprétations ? Pour moi, c'est un poème inachevé, avorté, médiocre (et donc pas grand-chose). Et donc, il s'agit de retravailler la forme jusqu'à temps d'arriver à cette possibilité qui est l'ultime intouchabilité du poème. Et cela sans toucher au fond qui a surgi au premier jet. Je m'accroche à cette idée que dans le premier jet d'instinct, il y a tout. Simplement, des retouches peuvent s'avérer nécessaires au niveau de l'apparence des sens du poème (la vue, l'ouïe).
    Je refuse de me sentir sous la contrainte imaginaire d'un lecteur qui exigerait une clarté de compréhension et de sens d'une poésie qui est avant tout envoyée dans un langage propre à l'essence du poète qui n'a fait que retranscrire ce qu'il devait. Si le lecteur en question est dérangé par sa propre insensibilité ou incapacité à visiter le poème, qu'il s'arrête et regarde ailleurs !
    La poésie ne vise pas à enseigner quelque chose selon moi, elle vise à atteindre sa propre perfection ; et la perfection d'un poème, qu'est-ce que c'est ? Cela implique-t-il le fait qu'il est forcément adoré du monde entier ou tout du moins de la majorité ?
    Me comprends-tu ? L'imperfection de la perfection est souvent ce qui exprime vraiment l'âme...

Page 46-47

 

Chloé, 5 avril.

Se remet-on de naître ? Se remet-on jamais de passer à la lumière ? Et d'entendre les premiers mots innocents et ignorants (au niveau de la signification cosmique de la naissance, non au niveau inférieur de l'acte de l'accouchement) ? Se remet-on de vivre ce premier jour ?
Je crois en effet à ton histoire de fées penchées au-dessus du berceau. C'est peut-être un peu puéril, mais c'est une idée qui permet d'introduire la notion de "don naturel" qui contient en lui-même un devoir, un travail inhérent à soi, une mission personnelle à ne jamais négliger, et n'abandonner à aucun moment de la vie, ce qui serait une trahison, un abandon, un déni de soi. 
Je place la liberté, dans cette vision, non loin de là où veille le doute et la grande fuite, le grand saut... Je ne place aucune définition de la poésie, encore une fois, je ne veux pas chercher ce qu'elle est, mais la faire quand elle doit avoir lieu.

 

Page 66-67

 

Gilles, 10 et 11 août. Par courrier postal.

...Plus tard
L'art, la poésie, Chloé, ce n'est pas la sagesse, le calme, la mer d'huile. Ou bien c'est la mer d'huile, mais avec la conscience de toute l'ombre qui est sa matière, sa profondeur. L'art, la poésie, c'est un pacte avec "l'intranquillité" (un mot du poète portugais Fernando Pessoa).
Nous marchons sur un fil. Le sable de la plage, tu en fait l'expérience, peut-être mouvant.
    Je t'écris spontanément, comme notes jetées dans la  discrétion d'un carnet, propos solitaire d'un journal, mais paroles qui d'être adressées à l'amie prennent une autre couleur.

 

Page 90

 

Gilles, 29 août, 22h17.

L'intranquillité , c'est l'absence de béquilles, d'attelles, d'idées préconçues, l'ouverture, la disponibilité, le questionnement, peut-être pas la marche sur un fil tendu au-dessus d'un précipice, mais le sentiment, la conscience, la certitude que rien n'est gagné, qu'il n'y a d'ailleurs rien à gagner. Ce n'est pas l'angoisse, pas même l'inquiétude, non plus que la colère. Et ce n'est pas l'opposé de la sérénité. Mais qu'est-ce ? À dire vrai, je ne sais pas. Mais je sais qu'il faut de ce flou dans la vie pour vraiment la vivre, la sentir. Sans doute y a-t-il des degrés dans l'intranquillité, sans doute faut-il d'abord l'éprouver comme mise en question essentielle, sinon en danger, avant d'être avec elle en bonne compagnie. Quelques mauvais sommeils ne sont pas à redouter. Nous sommes seuls avec elle, qui met à mal ce que nous pourrions croire être notre identité, la personne figée dans sa définition sociale, formatée par l'éducation, les convenances, toute cette férule d'hypocrisie qui obscurcit notre voix, nous retient d'aller sur notre voie. Et le corps, la main (comme tu le dis si bien à propos de l'écriture manuscrite), la nature sont nos complices dans l'effort qu'il nous faut faire pour trouver l'aise dans notre peau, notre monde, nos baskets ou nos sabots. je comprends que tu aies envie de nature, envie d'aller voir ailleurs qu'à Paris si tu y es, mais ce n'est pas facile d'échapper à la métropole goulue.

 

Page 94-95

 

Chloé, 12 janvier, 21h28.

Concernant la renaissance, je doute de ses promesses et ses prémisses ne font que dévoiler la masse de travail intérieur à faire ; "ruminer le fécond", comme dit Camus. Mon séjour en Corrèze m'a en partie démontée, disqualifiée, rejetée et il me faut reconstruire une confiance dont on a broyé les ailes... Ta présence m'est précieuse, ô combien !

 

Page 124

 

 

Gilles Plazy
Chloé Bressan

 

La poésie, la tarte aux pommes
et le topinambour de saint Augustin

Éditions La Part Commune
Mai 2011

 

 

 

 

 

 

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